Chapitre 34
Patricia Lethu parlait à voix basse, rapide, les mots se bousculaient sous l’emprise de l’affolement. Patricia Lethu était dépassée par les événements. Mathilde l’imaginait au fond de son bureau, porte close, recroquevillée sur le combiné du téléphone, une main devant la bouche pour amoindrir la portée de sa voix. Mathilde lui a demandé plusieurs fois de répéter, elle avait dû mal entendre.
Patricia Lethu a raccroché précipitamment, on l’appelait sur une autre ligne, elle a dit je passe vous voir tout à l’heure, ne faites rien sans m’avoir vue.
Jacques Pelletier a demandé à la Direction des Ressources Humaines d’adresser à Mathilde, par courrier recommandé, une lettre d’avertissement qu’il a rédigée lui-même. Il y mentionne les agressions verbales renouvelées dont il est l’objet, les insultes qu’elle aurait proférées à son endroit et le fait que Mathilde lui ait raccroché au nez à plusieurs reprises. Il se plaint de son opposition systématique aux orientations et à la stratégie de l’entreprise, et décrit, à travers plusieurs exemples, son isolement volontaire et son refus de communiquer avec les autres.
Patricia Lethu lisait des extraits d’une voix étouffée, elle avait la lettre sous les yeux.
L’avertissement n’entraîne pas de sanction disciplinaire, a-t-elle jugé bon de préciser. Mais il figurera dorénavant dans son dossier. Il peut constituer un élément déterminant dans le cadre d’une procédure de licenciement pour faute ou de mise à pied.
Par ailleurs, Jacques s’oppose formellement à une mutation quelle qu’elle soit. La perte d’un cadre mettrait en danger son service. Il refuse d’envisager le départ de Mathilde tant qu’une nouvelle personne n’a pas été recrutée et formée à son poste. Selon lui, aucune mutation ne peut être envisagée avant quatre ou cinq mois.
Patricia Lethu a répété ne faites rien sans m’avoir vue.
À l’inverse des poissons qui ont repris leur danse de part et d’autre de l’écran, Le Défenseur de l’Aube d’Argent est immobile. Il attend le moment adéquat, il affine sa stratégie.
Le Défenseur de l’Aube d’Argent n’est pas du genre à se ruer dans l’action sans avoir pris le temps de réfléchir.
Mathilde jette un œil à l’horloge de l’ordinateur. Il est dix-sept heures quarante-cinq. Elle essaie de reconstituer les éléments énoncés par Patricia Lethu, elle note sur son bloc à petits carreaux les mots dont elle se souvient, puis elle les raye, déchire le papier. Elle ne peut pas le croire.
Tout cela depuis le début ne peut avoir eu lieu autrement qu’en rêve, tout cela relève d’un cauchemar de série B, un sursaut d’effroi au cœur de la nuit, stérile, qui ne délivre de rien. Un cauchemar comme elle en faisait enfant, quand elle rêvait qu’elle oubliait de s’habiller et se retrouvait nue au beau milieu de la cour, provoquant l’hilarité générale.
Il va bien arriver un moment où elle va se réveiller, où elle interrogera la division de la réalité et du sommeil, où elle comprendra que ce n’était que ça, un long cauchemar, où elle éprouvera cet intense soulagement qui suit le retour à la conscience, même si son cœur bat encore à tout rompre, même si elle est en nage dans l’obscurité de sa chambre, un moment où elle sera libérée.
Mais tout cela depuis le début est arrivé. Tout cela peut être analysé, disséqué, pas à pas. Cette mécanique impitoyable, sa grande naïveté et les innombrables erreurs tactiques qu’elle a commises.
Elle est l’adjointe de Jacques Pelletier. Le titre figure sur sa dernière feuille de paie et dans l’organigramme de l’entreprise.
Ad-jointe : jointe à lui.
Liée.
Pieds et poings liés.
Il ne va pas la laisser s’échapper, se soustraire à son emprise, si facilement.
Il sait bien qu’elle peut être remplacée. Au point où ils en sont. Depuis des mois, il a fait en sorte de pouvoir se passer d’elle, de la contourner. Depuis des mois, il a mis en place une organisation qui fonctionne sans elle, dût-il lui-même travailler deux fois plus. Il n’y a qu’à voir son visage fatigué, les cernes noirs sous ses yeux. Il sait bien qu’il en trouverait cent autres s’il le fallait, plus jeunes, plus dynamiques, plus malléables, des Corinne Santos à la pelle, comme s’il en pleuvait.
Elle est parvenue au bout d’une longue spirale, après laquelle il n’y a plus rien. Dans le déroulement logique des choses, leur surenchère progressive et implacable, si elle y réfléchit, il n’y a plus rien. Que peut-il de plus pour lui nuire ? D’autres avertissements, d’autres humiliations ?
Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, elle sera perdante.
Le regard de Mathilde s’égare autour d’elle, dans l’espace inerte. Ses gestes n’existent plus. Ni le stylo qui court sur le papier, ni le gobelet qu’elle porte à ses lèvres, ni sa main qui ouvre le tiroir.
Puisqu’elle a tout perdu elle n’a plus rien à perdre.
Puisque Jacques fait preuve d’une sémantique approximative, elle va lui apprendre la signification du verbe insulter.
Voilà, c’est ça.
Elle va se rendre dans son bureau, elle va l’agonir l’abreuver le pourrir d’insultes, lui faire l’éclatante démonstration de la richesse de son vocabulaire, d’ailleurs elle commence à en faire l’inventaire.
Elle va lui parler sur ce ton, et bien pire encore, elle va lui parler sur un ton qu’il n’imagine même pas, dont il ignore l’existence, elle va lui parler comme personne ne lui a jamais parlé. Elle entrera dans son bureau, elle refermera la porte derrière elle et les mots sortiront en un seul bloc, compact, sans une respiration, sans un temps mort qui lui permettrait de reprendre la main, un flot ininterrompu d’insultes. Elle lui crachera des vipères et des crapauds au visage, elle sera cette princesse des livres d’enfant, sous l’emprise d’un terrible sort, attendant d’être délivrée.
Mathilde se lève, se dirige vers le bureau de Jacques. Elle imagine le soulagement, elle l’anticipe.
Dans cet élan qui la propulse vers lui, les images reviennent, l’entaille longue dans le corps de Jacques, ses cheveux collés à son front, la peur dans ses yeux, son sang absorbé par la moquette.